Le trombone dans le Traité d’orchestration de Hector Berlioz

Hector Berlioz
Hector Berlioz

[…] Le trombone est, à mon sens, le véritable chef de cette race d’instruments à vent que j’ai qualifiés d’épiques. Il possède en effet au suprême degré la noblesse et la grandeur; il a tous les accents graves ou forts de la haute poésie musicale, depuis l’accent religieux, imposant et calme, jusqu’aux clameurs forcenées de l’orgie. Il dépend du compositeur de le faire tour à tour chanter un chœur de prêtres, menacer, gémir sourdement, murmurer un glas funèbre, entonner un hymne de gloire, éclater en horribles cris, ou sonner sa redoutable fanfare pour le réveil des morts ou la mort des vivants.

On a pourtant trouvé moyen de l’avilir, il y a quelque trente années, en le réduisant au redoublement servile, inutile et grotesque de la partie de contrebasse. Ce système est aujourd’hui à peu prés abandonné, fort heureusement. Mais on peut voir dans une foule de partitions, fort belles d’ailleurs, les basses doublées presque constamment à l’unisson par un seul trombone. Je ne connais rien de moins harmonieux et de plus vulgaire que ce mode d’instrumentation. Le son du trombone est tellement caractérisé, qu’il ne doit jamais être entendu que pour produire un effet spécial; sa tâche n’est donc pas de renforcer les contrebasses, avec le son desquelles, d’ailleurs, son timbre ne sympathise en aucune façon. De plus il faut reconnaître qu’un seul trombone dans un orchestre semble toujours plus ou moins déplacé. Cet instrument a besoin de l’harmonie, ou, tout au moins, de l’unisson des autres membres de sa famille, pour que ses aptitudes diverses puissent se manifester complétement. Beethoven l’a employé quelquefois par paires, comme les trompettes; mais l’usage consacré de les écrire à trois parties me parait préférable. […]

Dans le forte simple, les trombones, en harmonie à trois parties, dans le médium surtout, ont une expression de pompe héroïque, de majesté, de fierté, que le prosaïsme d’une mélodie vulgaire pourrait seul atténuer et faire disparaitre. Ils prennent en pareil cas, en l’agrandissant énormément, l’expression des trompettes; ils ne menacent plus, ils proclament, ils chantent au lieu de rugir. Il faut remarquer seulement que le son du trombone basse prédomine toujours plus ou moins, en pareil cas, sur les deux autres, surtout si le premier est un trombone alto. (Exemple)

Dans le mezzo forte du médium, à l’unisson ou en harmonie avec un mouvement lent, les trombones prennent le caractère religieux. Mozart, dans les chœurs des prêtres d’Isis, de la Flute enchantée, a produit d’admirables modèles de la manière de leur donner la voix et les allures pontificales. (Exemple)

Le pianissimo des trombones appliqué à des harmonies appartenant au mode mineur est sombre, lugubre, je dirais presque hideux. Dans le cas surtout ou les accords sont brefs et entrecoupés de silences, on croit entendre des monstres étranges exhaler dans l’ombre les gémissements d’une rage mal contenue. On n’a jamais, à mon sens, tiré un parti plus dramatique de cet accent spécial des trombones, que le fit Spontini dans son incomparable marche funèbre de la Vestale: “Périsse la vestale impie!” et Beethoven dans l’immortel duo du second acte de Fidelio chanté par Léonore et le geôlier creusant la tombe du prisonnier qui va mourir. (Exemples)

L’habitude prise aujourd’hui par quelques maitres de former un quatuor des trois trombones et de l’ophicléide, en confiant à celui-ci la vraie basse, n’est peut-être pas irréprochable. Le timbre des trombones, si mordant, si dominateur, n’est point le méme il s’en faut, que celui de l’ophicléide, et je crois qu’il est beaucoup mieux de ne faire que redoubler la partie grave par cet instrument, où, tout au moins, de donner une basse correcte en écrivant leurs trois parties comme si elles devaient s’entendre seules.

Gluck, Beethoven, Mozart, Weber, Spontini, et quelques autres, ont compris toute l’importance du rôle des trombones; ils ont appliqué avec une intelligence parfaite à la peinture des passions humaines, à la reproduction des bruits de la nature, les caractères divers de ce noble instrument; ils lui ont en conséquence conservé sa puissance, sa dignité et sa poésie. Mais le contraindre, ainsi que la foule des compositeurs le fait aujourd’hui, à hurler dans un credo des phrases brutales moins dignes du temple saint que de la taverne, à sonner comme pour l’entrée d’Alexandre à Babylone quand il ne s’agit que de la pirouette d’un danseur, à plaquer des accords de tonique et de dominante sous une chansonnette qu’une guitare suffirait à accompagner, à mêler sa voix olympienne à la mesquine mélodie d’un duo de vaudeville, au bruit frivole d’une contredanse, à préparer, dans les tutti d’un concerto l’avènement triomphal d’un hautbois ou d’une flute, c’est appauvrir, c’est dégrader une individualité magnifique; c’est faire d’un héros un esclave et un bouffon; c’est décolorer l’orchestre; c’est rendre impuissante et inutile toute progression raisonnée des forces instrumentales; c’est ruiner le passé, le présent et l’avenir de l’art; c’est volontairement faire acte de vandalisme, ou prouver une absence de sentiment de l’expression qui approche de la stupidité.

Nombreux exemples:

  • l’ouverture des Francs Juges, mesure 20 et suivantes, mesure 100 et suivantes;
  • Symphonie Fantastique, 4éme mouvement, mesure 78 et suivantes, 114 et suivantes; 5éme mouvement, mesure 147 et suivantes;
  • Roméo et Juliette, 1er mouvement, mesure 45 et suivantes, 79 et suivantes; 6éme mouvement, mesure 160 et suivantes;
  • Symphonie Funèbre et Triomphale, passim, et notamment le solo du 2éme mouvement;
  • Marche Hongroise de la Damnation de Faust, mesure 94 et suivantes.